Le docu 332…

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Le docu « le dossier 332 » donne à écouter la lecture d’écrits faits par des travailleurs sociaux sur la situation d’une enfant placée en famille d’accueil durant plusieurs années. Ces écrits sont lus par l’adulte qu’elle est devenue et qui a consulté son dossier.

Les écrits dits « de protection de l’enfance » comme ceux lus dans le documentaire sont spécifiques parmi les écrits des travailleurs sociaux car ils répondent à une obligation légale de signaler tout abus sur un enfant en vue de le protéger. Ils peuvent être destinés à un magistrat pour demander l’arrêt ou la poursuite de la mesure de protection selon ce qu’aura décrit le travailleur social (le médecin, l’enseignant, le brigadier, la puéricultrice…) de l’évolution de la situation de l’enfant.

Ce docu nous permet d’interroger les écrits professionnels en général faits par les travailleurs sociaux : à qui sont-ils destinés, pourquoi, les faisons-nous avec les personnes reçues…? Plus encore, il interroge la place du travailleur social et de la personne de l’intérieur d’une relation qui se veut être aidante.

Il faut admettre que l’écrit représente la détention d’un savoir d’abord entre les seules mains du travailleur social. L’écrit commence à devenir un travail en commun avec la personne à partir du moment où le travailleur social lui exprime ce qu’il souhaite écrire et met en partage son savoir en expliquant les procédures, les critères, ce que l’administration attend, les mots à utiliser et ceux à éviter. L’écrit peut devenir une construction commune si, et seulement si, le travailleur social le propose et accepte que la personne soit force de propositions sur ce qui sera écrit de sa situation, de sa vie.

Le travail d’écriture peut amener à réfléchir sur sa pratique : qu’est ce que je m’autorise à écrire, qu’est ce qui est vraiment utile et nécessaire, ne suis-je pas en train d’écrire un jugement sur Madame D quand je dis qu’elle ne se « mobilise » pas pour rechercher du travail? Ne suis-je pas en train d’interpréter ce qu’elle m’a dit ? Vais-je lire ce rapport avec elle, qu’est-ce qu’il nous reste à travailler ensemble…? Concernant les comptes-rendus d’entretien : est-ce que ce sont mes notes personnelles et si oui, dois-je les laisser dans le dossier de la famille? Est-ce une obligation professionnelle, ne serait-ce que pour les collègues qui me remplaceront…?

L’écrit n’est pas systématique dans la relation d’aide et il y a toujours un préalable : l’écoute de ce que la personne demande ou souhaite. Il y a écrire pour remplir des imprimés, écrire pour expliquer/raconter, écrire pour demander, écrire pour interpeller… A l’instar d’un écrivain public, le travailleur social peut être le porte-plume de certaines personnes.

Écrire nécessite du temps.

Écrire, c’est aussi rendre compte de notre travail plutôt que de rendre des comptes, c’est évaluer au sens de mettre en valeur ce que l’on fait plutôt que de quantifier nos actions.

Et en écrivant cela, je pense au boycott des statistiques organisé par les assistantes sociales du conseil général de la Seine-Saint-Denis à qui on demande uniquement de cocher des cases sur les personnes reçues (avec des items qui posent question)1.

Loin de permettre une réflexion dans les équipes sur le travail, ces stats (faites individuellement) constituent une véritable base de données personnelles du public et sont utilisées par l’employeur pour comparer les services et les mettre en concurrence, « mesurer l’activité » et supprimer des postes, là où la « production » est jugée en dessous de la moyenne.

Or, le nombre d’entretiens réalisés par exemple ne dira rien de ce qui s’y est joué : de la relation de confiance qui s’est tissée au fil des rencontres, des tensions et incompréhensions survenues, de ces rendez-vous particulièrement éprouvants comme celui où cette femme m’avait fait partagé ce terrible poids qu’elle traînait depuis des années : le viol de sa fille par son ancien compagnon, la perte du procès caché à son fils qui s’était promis d’aller « buter ce salaud s’il n’allait pas en taule ». Cocher des cases ne dit rien de tout cela mais c’est plus simple et plus rapide que de prendre le temps de l’analyse, du recul et de la réflexion.

Rien de tel que la confrontation entre paires des idées et de l’expérience à condition d’avoir des espaces permettant l’échange et le débat (comme les groupes d’analyse des pratiques professionnelles, des journées d’études) et le temps nécessaire.

Un temps qui nous est de plus en plus compté.

Il y a bien sûr la charge du travail qui n’a fait que s’accroître au fil des ans : que ce soit dans le domaine de l’emploi, du logement, du séjour pour les étrangers… les difficultés et les inégalités n’ont fait que s’accentuer. Les réponses se font de plus en plus rares et les administrations se complexifient : toujours plus de serveurs vocaux, de services internet au détriment de « vrais gens » pour accueillir et guider les personnes dans leurs démarches, débloquer un dossier…

Toujours plus de questions intrusives pour octroyer une aide qui s’amenuise et qui s’achemine de plus en plus vers un refus : « Vous demandez une aide financière pour payer un hôtel parce que vous êtes à la rue et qu’il n’y a pas de place au 115? dites-nous d’abord où est le père de votre enfant? Qu’avez-vous fait pour l’obliger à contribuer à l’entretien de votre enfant? Quels sont vos projets et perspectives?… Désolé, mais l’hébergement relève de la compétence de l’État, nous ne financerons donc pas/plus l’hôtel, faites appel à la « solidarité familiale. » »

En prise avec des situations d’urgence toujours plus nombreuses, les travailleurs sociaux ont bien du mal à trouver le temps pour un véritable accompagnement. Quant aux personnes « nouvelles » qui veulent rencontrer une assistante sociale polyvalente de secteur2 elles doivent s’armer de patience puisque les délais de rendez-vous peuvent être de 2 mois.

Il arrive que dans des services spécialisés, nous ayons plus de temps pour accompagner les personnes, mais c’est là aussi qu’on va nous demander des résultats : si la situation n’évolue pas assez vite, que la personne n’est pas constante dans ses rendez-vous… on pourra refuser la poursuite d’une mesure. On demande au travailleur social, payé pour intervenir auprès d’une famille, d’évaluer son action, d’expliquer les difficultés qui ont pu être surmontées et celles qu’il reste à franchir, les événements qui ont pu avoir un impact sur la situation familiale, financière… De même que le travailleur social doit justifier en quoi il est nécessaire qu’il poursuive son accompagnement.

On rend ainsi responsables la personne aidée et le travailleur social de l’évolution de la situation sans jamais remettre en cause les raisons structurelles des difficultés rencontrées.

Le temps propre à chaque personne, son histoire et tout ce qui la rend singulière risque donc de ne plus être considéré.

Là où l’accompagnement est limité dans le temps (de 6 mois renouvelables à 18 mois par exemple), il est tentant pour l’employeur d’exiger des résultats visibles et positifs. D’autant que nous assistons ces dernières années à une évolution des bilans d’activité, devenus des « rapports annuels de performance », avec des grilles et des cases à remplir à n’en plus finir.

Et des chiffres attendus, découleront un questionnement et un raisonnement aussi simplistes que ceux que l’on pourrait se poser dans une entreprise qui produit des chaussures en oubliant au passage qu’il s’agit là d’êtres humains.

En effet, à quoi bon financer des mesures d’accompagnement si les « indicateurs » chiffrés sont mauvais? Et que peut-on déduire de ces données chiffrées?

Imaginons par exemple que je sois payée pour réaliser des MASP (mesures d’accompagnement social personnalisées). La loi propose que ces mesures puissent durer 4 ans mais le Département pour lequel je travaille les a limitées à 18 mois parce que le budget qu’il accorde à ce type de mesure est « contraint ». Quid des personnes qui auront besoin de plus de temps et de soutien pour que leur situation s’améliore? Le Département ne répondra bien sûr jamais à cette question.

Dans le rapport annuel d’activité et au regard des chiffres qu’on me demande, on pourra peut-être constater que j’avais autant de familles dont le bail de location était résilié quand j’ai commencé l’accompagnement que lorsque mon action a pris fin, voire même que la situation s’est aggravée parce que une ou plusieurs personnes auront été expulsées de leur logement.

Ces chiffres signifieraient-ils pour autant que mon action a été mauvaise?

Ce serait d’abord croire que le travailleur social a une baguette magique et le pouvoir de décision (d’accorder un logement, une aide financière, un sursis à la réalisation d’une expulsion…) ; ce serait ensuite gommer la multitude de facteurs qui entrent en ligne de compte : on sait que selon les endroits où on travaille les bailleurs privés ou sociaux sont plus ou moins conciliants, cela ne dépend pas de moi, ni de la personne que j’accompagne.

Pas plus que le temps que les administrations mettent à répondre.

Monsieur G payait régulièrement son loyer, on envisageait de solliciter un dispositif pour l’aider à régler sa dette et lui permettre de resigner un bail de location, qu’il redevienne enfin locataire en titre et que la perspective d’une expulsion ne soit plus comme une épée de Damoclès au-dessus de sa tête mais voilà qu’il se retrouve sans ressources parce que son AAH (allocation adulte handicapé) ne lui est plus versée. Pourtant, il en a demandé le renouvellement il y a plus de 6 mois mais la maison départementale des personnes handicapées (MDPH) met des mois, voire des années, à traiter les dossiers. Il s’est retrouvé sans un sou en poche pendant 2 mois puis il a eu le RSA. Hormis, le stress et l’angoisse qu’il a éprouvé, il est passé de 790€ de ressources à 417€ et ça va durer des mois. Il nous aura fallu du temps pour travailler sur son budget et voilà que tout ce qu’il a pu réaliser s’effondre d’un coup à cause de délais administratifs sur lesquels nous n’avons, lui comme moi, aucune prise.

Et c’est sur ce temps lié à la MDPH que j’aurais envie de m’arrêter quelques instants. N’est-il pas en effet scandaleux que cette « maison » dont le public est particulièrement fragile soit si peu accueillante et soit à ce point maltraitante? Je ne m’avancerais pas sur les multiples causes de ses dysfonctionnements (encadrement autoritaire, cloisonnement des services, manque de personnel…) mais sur les effets que cela produit sur les personnes handicapées et sur leur entourage.

Le formulaire de demande de compensation du handicap est déjà compliqué à remplir et je ne crois pas que du personnel de la MDPH soit disponible pour vous aider à le compléter si vous vous déplacez et encore moins par téléphone (la MDPH est pratiquement injoignable).

Et puis, accepter de faire une reconnaissance du handicap peut représenter tout un cheminement pour la personne. Or, entre l’acceptation de son handicap, et le traitement de son dossier, il pourra s’écouler 2 ans, ce qui n’a pas de sens pour elle. Les proches qui sont bien souvent présents dans l’accompagnement vers cette démarche n’ont pas toujours le luxe de laisser à leur enfant, parent…le temps d’accepter le handicap avec le risque de stigmatisation qu’une reconnaissance peut entraîner, parce que la décision est nécessaire pour permettre l’attribution d’une allocation, une aide humaine ou financière pour la réalisation de certains actes, une scolarisation adaptée ou une orientation vers des services spécialisés comme un ESAT (établissement spécialisé d’aide par le travail).

La polyvalence de secteur qui était épargnée par le temps de la mesure, la production de résultats des actions réalisées… risque de ne plus l’être pour très longtemps. Il suffit de lire le propos tenu par plusieurs directeurs généraux des services de quelques départements dont l’un a quitté la Seine-Saint-Denis pour rejoindre le ministère chargé de la MAP (modernisation de l’action publique) : « Cette réticence de la société, et par répercussion de nos collectivités, à la prise de risque fixe également les limites, ou plutôt l’absence de limite, dans les modes de prise en charge : peu de contraintes de temps ou d’objectifs cibles qui permettraient non seulement de réorienter l’accompagnement voire de l’arrêter, mais aussi de rééquilibrer les responsabilités respectives entre services sociaux, partenaires et usagers. (…) Accepter que l’accès à l’autonomie soit parfois facilité par une absence d’intervention ou une intervention limitée dans le temps et dans son périmètre, accepter l’échec de l’intervention si les résultats visés ne sont pas atteints et en déduire l’arrêt de l’accompagnement, accepter aussi que l’intervention sociale traite surtout les symptômes et pas les causes, qui relèvent d’autres champs d’intervention.3 »

Cette politique a commencé à se déployer au conseil général du 93 et ailleurs. Nous sommes quelque un-e-s à avoir décidé de prendre du temps pour tenter d’en expliquer les effets et pour montrer la transformation de nos métiers qui est à l’œuvre. Mais cela fera l’objet d’un prochain article.

Rédigé à 4 mains par des assistantes sociales enragées

Janvier 2014

1 Voir sur ce sujet et sur d’autres le blog enragé des assistantes sociales de Seine Saint Denis, lieu d’expression et d’échange des résistances : http://rageas93.over-blog.com/

2 L’assistante sociale polyvalente de secteur est à disposition de la population pour tous types de difficultés sur un secteur géographique donné (commune, quartier…). Elle est généralement rattachée à un service sur une commune qui peut porter un nom différent selon les départements (circonscription de service social, unité territoriale, maison départementale de la solidarité…).

3 « L’action sociale : boulet financier ou renouveau de la solidarité », texte écrit en 2012 par 3 DGS (directeurs généraux des services) de 3 départements et soutenu par 31 autres DGS, à lire ici :

http://www.cg54.fr/fileadmin/Documents/Arborescence/Actualites/2012/action_sociale_dg.pdf