Au dos d’un don

J’ai travaillé dans un foyer. Un très beau bâtiment en plein Montmartre. Hormis la beauté architecturale de l’immeuble, à l’intérieur ça ne valait pas grand-chose. Il n’y avait ni stores, ni rideau mais à toutes les fenêtres des barreaux rouillés. Les fenêtres n’étaient pas étanches et l’air s’engouffrait dans les chambres. Nous, enfants et éducs, avions de petites couettes en plastique (type cadeau Damart) et l’hiver venu tout le monde était obligé de dormir avec un sweat à capuche, des chaussettes et même des chaussures pour les plus frileux.

Malgré le bâtiment légèrement insalubre, il nous était imposé un mode de vie « bourgeois » : des chambres et des lits affectés, des petits déjeuners publicitaires (Céréales Kellogs, lait Lactel, chocolat Poulain…), une idée du loisir aussi (cinéma, karting…), des budgets énormes pour que les gamins s’achètent des fringues, de l’argent de poche pour chacun dès cinq ans.

Des choses qui heurtent ; heurtent des parents qui pour un grand nombre sont vraiment en galère. L’un d’eux m’expliquait : « Je ne peux pas suivre ce mode de vie, mon gamin rentre à la maison avec des habitudes, des demandes auxquelles je ne peux pas répondre ».

Partout dans la rue, dans le métro, à la télé… les injonctions à un mode de vie et il faut encore faire face à ses propres gamins qui viennent passer un week-end avec leurs supers fringues, raconter leurs cours de tennis ou le dernier film qu’ils ont vu au cinéma.

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Les enfants qui sont passés par les foyers apprennent aussi à parler comme les éducateurs et les psys. Ils apprennent à « pathologiser » leur situation familiale, à parler de leur parent comme « de cas »…

Même si, rassurons-nous, beaucoup d’entre eux envoient péter les éducateurs, psy et autres experts. Beaucoup des jeunes que j’ai rencontré semblaient se sentir autant en résistance au foyer, qu’étrangers dans leur famille.

Il faut dire que la grande machine à diviser qu’est l’Aide Sociale à l’Enfance a plus d’un ressort. Par exemple bien souvent, lorsqu’un parent demande la fin du placement, des conditions à ce retour sont imposées par le juge, l’inspecteur et le référent de l’ASE. Avoir mis un terme à la situation qui a engendré le placement ne suffit pas : Un père bat ses enfants. Sa femme se sépare : c’est fini il ne viendra plus. Sauf que lorsqu’elle demande à récupérer ses enfants, on lui rétorque :

« Madame vous comprenez bien que vous devez trouver un travail avant de récupérer vos enfants. Il vous faut un nouveau logement, il faut une chambre pour les enfants, il faut des jouets, les envoyer en vacances… »

A chaque échec de cette conversion, ou dès lors que le parent tente de contester ces injonctions, raisonnent ces mots qui brisent, ces mots dits parfois sans retenu devant les enfants : « Mais madame, monsieur il faut savoir ce que vous voulez ? Vous n’êtes même pas capable de faire cela pour vos enfants ? Comment voulez-vous qu’on vous fasse confiance ! »

Si au départ la plupart des enfants sont solidaires de leurs parents, des moments comme ceux-ci : des demandes pas honorées par les parents viennent faire porter sur ces derniers la responsabilité du placement et aux enfants de s’entendre dire : « Nous (juges, inspecteurs, travailleurs sociaux) ne sommes pas tes ennemis. Nous on aimerait bien que tu rentres chez ta maman mais je ne suis pas sûre qu’elle soit prête, elle ne cherche pas de travail, elle ne cherche pas de logement… Est-ce que quelque chose a changé depuis ton placement ? Est-ce qu’elle a fait un effort pour te récupérer ? ».

Combien d’enfants sont venus me trouver au foyer, un soir où ils n’arrivaient pas à dormir : mal de ventre, peur, angoisse de la nuit. « Ma mère m’aime pas, elle me laisse ici, elle me laisse dans ce putain de foyer, elle se fout de ce que j’endure, elle s’en fout, elle n’est même pas capable de travailler pour m’éviter d’avoir à subir ça. »

Moi, dans ces moments-là, peut-être dans la dureté de la nuit, j’ai eu tendance à m’énerver. Le prix de journée du foyer est d’au moins 150 euros par enfant et par jour ; il suffirait de verser l’équivalent financier d’une semaine de foyer directement aux parents pour que la question du travail ne se pose plus. 1050 euros (voilà un salaire que les parents n’espèrent même plus) : 1050 euros une famille réunie et 3150 euros d’économie par mois pour le département (de quoi refiler de quoi vivre à 3 familles de plus).

Je ne parle évidemment pas là des cas de graves de maltraitances, viols, tortures… J’ai croisé des enfants meurtris, bousillés, des bébés déformés… Pour ces enfants-là d’autres questions se posent… Bien qu’il y ait parfois une grand mère, une tante, une grande sœur majeure… qui voudrait bien s’occuper de l’enfant, mais qui s’abstiennent d’en faire la demande, parce qu’ils n’en ont pas les moyens financiers ou encore bien souvent parce qu’ils ont peur (ce qui est tout à fait légitime) de l’enquête sociale qui aura lieu sur eux s’ils font cette demande.

L’ASE c’est une machine qui broie : demander la garde d’un enfant qui n’est pas le sien, d’un neveu, d’une sœur… comporte le risque de voir sa vie passer au crible et pourquoi pas ses propres enfants placés.

Alors une fois qu’un enfant est placé, le réseau (la voisine qu’on aimait bien et qui dépannait de temps en temps, l’oncle et la tante qui accueillaient pendant les vacances, les parents des copains…), de tous ces gens qui comptaient pour l’enfant et inversement, il y en a peu qui osent se présenter aux services. La folie du contrôle isole encore un peu plus.

Si on souhaite en tant qu’éduc que l’enfant ne soit pas tout à fait isolé, que des liens de solidarité persistent, il faut bricoler discrètement.

  • Permettre à un enfant d’aller dormir chez un copain en mentant à notre direction,

  • prendre sur le budget des loisirs pour acheter une place de plus au cinéma pour inviter la sœur, le frère…

On était quelques-uns à faire cela au foyer, sans même nous confier les uns aux autres, messes basses aux parents, regards complices avec les enfants, statut quo en équipe, mensonges à la direction…

Mais je ne suis pas sûre qu’on puisse continuer bien longtemps à faire tout cela en cachette. Déjà il n’est pas rare que parents ou enfants éclatent dans le bureau du juge ou face à d’autres éducateurs et dévoilent ces pratiques. Histoire de dire haut et fort que les choses pourraient être autrement, que même des éducs en sont conscients : « Mais mon éducatrice me laisse faire », « Mais… son éducatrice sait très bien que c’est possible je peux m’en occuper pendant les vacances on l’a déjà fait »… Parfois aussi, les éducs se grillent eux-mêmes, parce qu’ils en ont tout simplement ras le bol de cacher leurs pratiques et de se taire.

Bref, une fois découvert, le chemin vers la porte de sortie est alors tout tracé. Il s’agit d’une faute par excellence, pour ne pas dire de LA faute par excellence. S’allier avec les « usagers », ne pas respecter les décisions de justice, d’équipe… Ne pas faire front commun. Conserver la barrière mais refuser la place qui nous est affectée.

Tout est fait pour faire comprendre aux éducateurs qu’ils ne sont pas des « usagers », qu’ils ne leur ressemblent pas. Dès les sélections d’entrée dans les instituts de formation en travail social, les candidats éducateurs sont mis en garde. A la question du jury : « Pourquoi veux-tu devenir éducateur ? », ils n’ont pas intérêt à répondre « Je veux aider les anciens détenus, parce que lorsque j’étais enfant mon père a fait de la prison et à sa sortie notre vie de famille a été vraiment difficile… »

Les motivations de ce type : « J’ai vécu quelque chose de douloureux et je veux aider ceux/ciles/celles qui vivent la même chose », sont vues d’un très mauvais œil.

Il faut chaque jours, chaque minutes, marquer cette distance, construire une frontière, se distinguer. « Eux » sont des cas, eux sont des gens, toi tu es un professionnel, un expert… Tu n’as peut-être pas beaucoup plus de fric, tu vis peut être en HLM, tu n’avais peut-être ni céréales, ni chambres au papier peint rose quand tu étais enfant… Mais il faut être capable d’un déni de sa propre existence et des porosités de son histoire pour exercer comme nos directions l’entendent.

Myriem