L’auteur
Travailleur social, de première formation, je suis également docteur en Philosophie et chercheur en Travail Social. J’ai ainsi coordonné et contribué à différentes études et recherches, notamment dans le domaine du handicap.
Ma position en tant que chercheur reste naturellement marquée par mon ancrage sur les différents terrains du travail social. J’inscris ma démarche dans le champ de la recherche/action en général. Les secteurs de l’éducation spécialisée, de la protection de l’enfance, de l’insertion, de la politique de la Ville et des initiatives sociales constituent le champ privilégié de mes observations et analyses.
C’est dans cette perspective que je souhaite aborder ici un sujet et une réflexion issus d’observations tant individuelles que collectives.
Précision méthodologique
Les observations et analyses qui suivent, reposent sur une expérience, portant sur une durée de six ans, de la rencontre et de l’écoute du discours des travailleurs sociaux concernés. Ces observations et analyses ne reposent sur aucun dispositif d’enquête préalable ou établi. De ce fait on ne saurait nier le caractère intuitif, voire spéculatif de cette recherche en action, comme de ce texte.
Pour autant, il me semblerait également erroné de rejeter l’ensemble de ce travail sur de tels motifs. En effet, les constats et l’expérience sur lesquels celui-ci repose, sont répétés, collectifs et ont fait l’objet d’échanges d’expériences et de réflexion partagée entre de nombreux acteurs , notamment dans le cadre de nos réunions de travail associatives.
Par ailleurs, les catégories d’arguments, comme l’ensemble des hypothèses qui vont suivre, ont un impact sur les pratiques éducatives, dans le cadre de notre association.
Ces éléments sont ainsi « mis à l’épreuve d’une pratique en cours », qui, si elle ne peut les valider, contribue cependant à alimenter une réflexion en process.
Je propose donc que l’ensemble des éléments analysés ci après puisse être considéré comme un cadre d’analyses et d’hypothèses pour de futures recherches.
Contexte de l’observation
L’association Intermèdes Robinson est une association, loi 1901, qui développe, en dehors de tout agrément, des actions de développement social communautaire depuis 2006.
Cette association concentre ses actions dans un quartier populaire, zone sensible, d’une ville de banlieue parisienne (Longjumeau, département de l’Essonne).
Progressivement, au fil des ans, les acteurs de cette association ont été confrontés à la réalité difficile des enfants et familles roumaines, de minorité rrom, en Ile de France et en particulier, en Essonne.
Dans ce contexte notre association a initié et réalisé, de manière continue, des actions éducatives régulières, à destination de ces enfants et de leurs parents, dans différents bidonvilles du département : Corbeil, Wissous, Ris-Orangis, Palaiseau.
Entre 2007 et 2013, l’association, qui inscrit son action dans le champ théorique de la Pédagogie Sociale, a progressivement fait évoluer l’organisation de ses ateliers :
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Introduction et utilisation de matériel éducatif et d’éveil
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Mise en place d’activités préscolaires de type « mobile school »
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Accueil privilégié des très jeunes enfants et jeunes enfants (moins de trois ans) autour d’activités d’éveil sensoriel et moteur
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Accueil des parents pour des ateliers linguistiques et ludiques en présence et interaction avec les enfants.
Un tel type d’activité a conduit les pédagogues sociaux de notre association à établir des relations amicales, privilégiées, tant avec les enfants qu’avec les adultes et parents.
Ces relations sont caractérisées par une forte confiance et un haut degré de personnalisation. Chaque pédagogue social s’engage en même temps qu’il inscrit cet engagement dans une démarche collective et associative.
Il est important de préciser que ces pédagogues sociaux ne sont pas travailleurs sociaux de formation, mais ont connu des parcours professionnels et scolaires divers et que ce qui les réunit, c’est une formation continue qu’ils reçoivent au sein de l’association et en lien avec des mouvements pédagogiques français comme l’ICEM-Pédagogie Freinet.
C’est dans ce contexte que les pédagogues de notre association, mais aussi les nombreux stagiaires, volontaires (en service civique ou non), bénévoles de notre association se sont trouvés concernés par les multiples expulsions, et situations administratives complexes et difficiles que connaît et qu’a connu en France, cette minorité.
En effet, le groupe qu’on désigne couramment sous le terme de rroms, en France désigne en réalité, une population qui connaît avant tout un statut administratif spécifique et problématique.
Habitantes de l’Union Européenne, ces familles bénéficient en théorie du plein droit d’aller et de venir en France. Toutefois un statut spécifique et temporaire, plusieurs fois prolongé, a quasiment fermé le marché du travail à ces adultes, les soumettant à des autorisations préalables et des démarches fastidieuses et désavantageuses, pour les employeurs potentiels.
Dans la réalité, les familles roumaines et bulgares, sans domicile, habitant des bidonvilles sont soumises en permanence à de nombreuses actions de police ou de justice. Celles ci aboutissent à de très nombreuses expulsions dans et hors du territoire.
Par ailleurs, la question de l’identité de cette minorité rrom joue en France au détriment de cette population elle même, du fait de la conception de la citoyenneté qui y prévaut.
En effet, le droit, comme la constitution, en France ne reconnaissent ni groupes, ni minorités et n’accorde de statut qu’aux nationalités. De ce fait, les politiques de discrimination dites « positives », mises en œuvre pour les familles et population rrom au niveau de l’UE, n’aboutissent, en France, à aucune action spécifique auprès de cette population réduite, selon les cas, à sa nationalité roumaine bulgare, etc.
Par contre , dans les médias, vis à vis de l’opinion publique française, cette minorité rrom a été surmédiatisée en tant que telle et a fait l’objet de nombreuses campagnes d’information péjoratives et de propos discriminatoires y compris aux plus hauts étages de l’Etat français.
Position de la problématique rrom pour l’association Intermèdes Robinson
Les pédagogues sociaux, mais au delà d’eux, l’ensemble des membres de notre association ont ainsi été confrontés à ces campagnes péjoratives, aux effets de l’image négative de cette population, au moment même où ils mobilisaient toute leur énergie à établir des liens et des relations de confiance avec les enfants et familles concernées.
Cette situation a engendré un malaise profond chez ces intervenants. Ils ont eu le sentiment durable d’être eux mêmes discriminés, du fait de leur engagement à la fois professionnel et personnel. Nul doute que ce sentiment contribué à renforcer ces liens et cet engagement et a généré des phénomènes de sympathie, d’empathie, avec lesquels il faut compter.
Certes ce sentiment de « minorité commune » s’est lui même renforcé à l’occasion d’expériences pénibles, vécues en étant témoin directs ou indirects, de nombreuses violences policières, ou de propos discriminatoires de la part de certains professionnels ou responsables associatifs.
Par ailleurs du fait de la nature de son travail et de l’importance croissante de ces interventions auprès d’enfants rroms et roumains, l’association a accueilli en son sein différents jeunes rroms en service civique (3 contrats conclu pour ce groupe en trois ans), qui ont contribué à toutes les activités.
Depuis novembre 2013, l’association a recruté également comme permanent, sur un poste de « pédagogue social » , une jeune rrom roumaine qui a anciennement été elle-même, bénéficiaire de ces activités.
Le fait de compter au sein même de l’équipe des membres d’une minorité discriminée a encore renforcé l’attitude empathique de cette équipe vis à vis des familles et des jeunes.
Cela s’est par exemple manifesté par la facilité avec laquelle les permanents « français » apprennent et usent d’expressions et de mots de langue roumaine ou tzigane dans leurs conversations en interne.
Pour autant loin d’être emportée par cette tendance, l’association entend réaliser un travail théorique et collectif pour que cette proximité ressentie puisse aussi bénéficier à l’impact et à la pertinence des projets éducatifs engagés. Il est courant et admis par tous les permanents, stagiaires, ou volontaires, d’accepter de réfléchir sur la nature et la relativité des relations établies avec tel ou tel bénéficiaire.
Position de la problématique rrom pour les équipes d’aide sociale à l’enfance et polyvalence de secteur
Pour résumer le propos, la position du « problème rrom » au sein de l’équipe socioéducative de l’association Intermèdes Robinson est à la fois professionnel et bien au delà.
De ce fait , cette position diffère singulièrement de l’opinion et de l’image que se constituent d’autres équipes socioéducatives, en lien avec le même public ; c’est le cas en particulier avec les équipes de l’aide sociale à l’enfance, avec lesquelles nous partageons des temps de travail et des échanges d’information, régulièrement.
Pour les professionnels de polyvalence de secteur et de protection de l’enfance, les problématiques amenées par les familles rroms et ceux qui les soutiennent (associations humanitaires, d’accès aux droits, et plus rarement éducatives, comme la nôtre), ne sont pas nouvelles.
Cela fait plus d’une dizaine d’années que les équipes de secteur se retrouvent confrontées à ce nouveau public. Selon les cas et les contextes, les équipes comme les cadres alternent entre attitudes de reconnaissance de cette ancienneté (« Nous les connaissons depuis longtemps » ; « cela fait des années que nous travaillons avec les rroms de ce département ») et affirmations de découverte «(« Ces familles ne sont pas connues de nos services », etc.)
Il convient d’analyser ces difficultés et cette ambigüité, qui, si elles perdurent, sur de longues périodes, relèvent dans de systèmes explicatifs plus complexes.
La difficulté d’agir des professionnels de l’enfance
Nous constatons, en effet, une difficulté , voire une impossibilité à agir des services sociaux pourtant concernés par les problématiques de ces populations.
Nous appuyons ce constat sur les faits suivants :
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Un recours quasi systématique au refus de prendre en compte les demandes et les paroles des familles que nous accompagnons ou que nous adressons à ces services : dans un premier temps, les professionnels rencontrés allèguent un « non droit » , ou renvoient les familles vers les associations humanitaires ou caritatives
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Lorsqu’un travail éducatif ou une procédure sociale sont finalement engagés, à force d’insistances, ceux-ci sont remis en cause, très régulièrement , en alléguant soit l’éloignement contraint des familles concernées hors du territoire départemental, soit encore une inexistence de droits
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Quand des actions plus durables, notamment dans le domaine de l’hébergement, sont mises en œuvre dans des cadres exceptionnels, celles-ci sont rapidement renvoyées vers le dispositif généraliste « du 115 », relevant de l’hébergement d’urgence de « droit commun ».
Comprendre les motifs invoqués par les travailleurs sociaux pour justifier leur « non-agir ».
Selon notre expérience collective, qui repose sur des quantités importantes d’entretiens (non retranscrits)avec des travailleurs sociaux, en lien avec les situations et demandes de familles rroms du territoire départemental, il ressort majoritairement quatre motifs, invoqués par les professionnels pour insister sur leur difficulté d’agir :
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un motif de massivité
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un motif lié à une question de légitimité
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un motif de neutralité
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une objection d’incompétence.
L’argument de massivité
Face aux demandes directes des familles, et, plus encore, quand celles ci sont relayées par des acteurs associatifs indépendants, les travailleurs sociaux territoriaux mettent en avant , en premier lieu , comme argument destiné à justifier leur refus d’agir , ou de se saisir des situations, un argument quantitatif.
Ces agents affirment que leurs services seraient dépassés, débordés par des demandes de même nature, ou bien que ce débordement, selon eux, aurait déjà lieu, ou bien qu’ils craindraient qu’il ne se produise s’ils venaient à se saisir de cette situation.
L’argument de massivité a ceci de curieux qu’il ne vient pas justifier une lenteur de prise en charge, une forme « d’embouteillage des traitements », mais plutôt un refus apriori de traiter certaines situations.
Des phrases entendues à ce sujet sont par exemple « Vous ne pensez tout de même pas que M le Président du Conseil Général peut être responsable de ce qui arrive à tous les enfants qui sont sur son département ».
Bien plus souvent, les argumentations se situent sur un registre différent, que l’on pourrait résumer sur le thème « Vous n’êtes pas les seuls ; vous n’imaginez pas le nombre de situations comme la vôtre ».
De tels arguments sont étranges car ils viennent justement justifier non pas un débordement mais un refus d’agir ; de fait, on ne comprend pas très bien quelles demandes donnent lieu à des refus ou non ; si toutes les demandes du même type reçoivent le même refus ; ou si ces refus sont réservés à certains groupes, certaines situations (et dans ce cas, lesquelles ?).
Il semble, à l’écoute des professionnels, que ce qui rend pertinent cet argument dans leur esprit soit la notion particulière du « en plus ».
En effet, quand des professionnels refusent de prendre en compte une demande d’hébergement, d’aide à l’obtention d’un droit justifié auprès de la sécurité sociale ou de la CAF, par exemple (situations extrêmement fréquentes), et écartent absolument l’éventualité de toute intervention directe de leur part dans ce but, ils semblent considérer que c’est justement la situation nouvelle qui leur est présentée, qui « est celle, en trop ».
Ainsi, les situations urgentes présentées par les familles rroms seraient bien plus que d’autres en danger d’être « excessives». Elles seraient en quelque sorte liées à l’idée de débordement. On sent qu’en traiter une, amènerait la peur d’être ensuite dépassé par une litanie sans fin de situations supplémentaires.
Il y a dans l’idée de « l’excès des demandes, en provenance des familles rroms », le même type de crainte et d’argument, que l’on observe dans les médias, en ce qui concerne les phénomènes de migration de ce groupe : une sorte de peur de l’envahissement, du dépassement, par « toute la misère du monde ».
Il semble donc que l’excès invoqué pour justifier l’inaction ne soit pas forcément aussi réel que redouté. Il repose moins sur une réalité de trop plein de demandes et de situations sociales en cours de traitement pour cette population, que par la crainte que cette population même inspire : celle du puits sans fond.
Cela rejoint par ailleurs nos propres constats. Suite à une expulsion de bidonville, le Conseil Général, en accord avec la Préfecture, avait dressé une liste de vingt familles prioritaires pour recevoir un accompagnement social. Cette liste comportait en réalité les familles que nous connaissions nous mêmes le mieux et au sujet desquelles nous avions maintes fois saisi les services du Conseil Général. On peut donc dire que la composition de la liste n’est pas en soi, l’œuvre spontanée, indépendante ou directe, des services départementaux.
Trente autres familles ont quitté les lieux avant ou après l’expulsion, sans aucun suivi ou sans que les services concernés sachent quoi que ce soit de ce que les adultes, mais aussi les enfants et les parents, soient devenus après leur mise à la rue.
Insistons déjà sur l’étrangeté de ce premier consentement à l’ignorance : tout se passe comme si la volonté ou l’intentionnalité, de s’occuper d’un nombre limité de familles, venait en quelque sorte effacer ou justifier l’ignorance des autres.
Pour les vingt familles concernées, une forme d’accord est annoncée, tant aux familles qu’aux associations, qui les soutiennent, que le Conseil Général « suivrait les enfants de moins de trois ans et leurs parents », et que la Préfecture, via le dispositif 115, suivrait les familles d’enfants plus âgés.
Interrogeons nous encore sur l’étrangeté d’un tel « arrangement ». En effet, la décentralisation a donné, en France, compétence aux Conseils Généraux, au titre de l’Aide sociale à l’enfance, de protection pour tous les enfants d’un territoire entre 0 et 18 ans.
Certes, les Conseils Généraux sont également en charge des mères et des jeunes enfants, par le biais de la politique dite de « Protection Maternelle et Infantile ». Mais en aucun cas, les compétences et responsabilités des services départementaux se réduisent à ce seul service ! Il est donc particulièrement curieux, qu’en ce qui concerne les enfants et familles roumaines et rroms , un tel accord puisse intervenir.
Enfin, nous avons pu observer, qu’en deux mois de temps, les service départementaux se sont déchargés des familles qu’elles suivaient directement dans le cadre de cet accord (une douzaine), et les ont renvoyées (à l’exception de deux seules familles au profil particulier) vers le groupe suivi par la Préfecture.
Ce changement d’attitude est paru à tous les acteurs associatifs et aux familles elles mêmes, particulièrement incompréhensible.
Il a été justifié, au cas par cas, par les professionnels et par leurs cadres par l’emploi d’arguments surprenants : les services départementaux ne pouvaient plus suivre et accompagner à la demande des familles des accompagnements vers l’accès aux droits sociaux et au logement, du fait même des difficultés pour les obtenir. On nous répondait que les services sociaux n’avaient pas vocation à suivre des situations qui ne connaîtraient pas d’évolution positive dans un temps court.
L’étrangeté de cet argument peut soit inciter à ne pas trop en tenir compte et à le prendre comme une rationalisation, en quelque sorte, secondaire et dépourvue de portée. A l’inverse, on peut aussi se pencher sur la logique interne qu’un tel argument dévoile.
Il ne s’agit pas , on l’aura compris, de traiter ici de la réalité des responsabilités et du travail des services de l’Aide Sociale à l’Enfance, mais bien plutôt la façon dont les professionnels eux mêmes et leurs cadres se les représentent.
Il s’agit de tout à fait autre chose qui ouvre des questions que nous ne traiterons pas ici :
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Ces représentations sont elles celles des personnels, ou celles des cadres des services concernés, auxquelles les professionnels finiraient par adhérer ?
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Quelle est la part de l’influence réciproque entre les options des services vis à vis de certains groupes sociaux, et les opinions personnelles des professionnels à leur endroit ?
De telles questions sont importantes et justifieraient sans doute des recherches à conduire en ces domaines.
La question examinée ici sera différente :
Il s’agit d’entrevoir la représentation que le professionnel, à l’occasion du traitement des demandes de certains groupes sociaux, en situation de précarité et souffrant de discriminations avérées, se fait de son propre travail, y compris à l’encontre de ses missions théoriques et essentielles.
Quand des professionnels ou des cadres nous disent qu’ils ne peuvent pas continuer à s’occuper de la situation d’une famille car celle ci n’évolue pas , alors que l’obstacle essentiel auquel ils se confrontent ne vient pas des familles mais des résistances mêmes des administrations et des institutions, ils nous disent quelque chose d’important en ce qui concerne les changements en cours dans leur métier.
Deux éléments en ressortiraient en ce qui concerne une mutation possible de la vision du travail social :
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le travail social consisterait à conduire et contrôler des familles dans leurs propres démarches, en fonction des injonctions, conseils et recommandations qu’on leur aurait précédemment faites. Si la situation ne change pas, la famille est apriori soupçonnée de ne pas vouloir évoluer, de ne pas se mobiliser, et d’être en bref responsable de cette non évolution. La preuve du contraire est à la charge de la famille elle-même. Dans un tel cadre, il serait justifié pour le service concerné de cesser la prise en charge.
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Le travail social consisterait en la réalisation d’objectifs concrets très précis et définis par avance . En quelque sorte, les notions de projets et de contrats résumeraient une telle conception du travail social. Les objectifs éducatifs, relationnels, liés à l’établissement de relations de confiance seraient absents de cette nouvelle représentation.
Il est intéressant que ce soient les familles et les enfants rroms qui révèlent en quelque sorte de telles mutations en cours du travail social et particulièrement de celui de l’Aide Sociale à l’Enfance.
On a l’impression que c’est pour ce groupe, pour ce public (à « son occasion », pourrait-on dire), que la brutalité de tels changements pourrait s’appliquer à moindres frais, avec le moins de publicité possible, et, donc aussi, avec le moins de risques de réactions (que ce soit de la part de la population, des partenaires, des intéressés eux mêmes… que pour les professionnels qui intègrent de tels changements).
L’argument de massivité reviendrait ainsi à affirmer le caractère d’exception des situations des familles et enfants rroms. Ces problèmes seraient tellement « massifs » (sous deux aspects, en nombre de situations, et en quantité de problèmes concentrés pour une seule famille) , difficiles à faire évoluer , et durables, que les services sociaux, à cette occasion, pourraient expérimenter « des arguments d’exception », «et d’exclusion » , qui, bien que concernant les Rroms, témoignent aussi de mutations profondes dans la conception des professionnels eux mêmes sur leur propre travail.
L’argument lié à la question de la légitimité des demandes
Un second argument vient souvent peser sur les demandes éducatives, sociales et d’accès aux droits des familles rroms que l’on pourrait résumer par un soupçon d’illégitimité.
Ce soupçon porte tant sur la nature des demandes, que sur celle supposée des demandeurs, et il paraît important de pouvoir analyser les éléments qui sont avancés pour soutenir de tels soupçons et l’adhésion qu’y apportent les acteurs sociaux eux mêmes (en tout cas, ceux que nous avons rencontrés).
Le déni d’habitation
Dans un premier temps, le premier argument employé, de notre observation, par les travailleurs sociaux face aux demandes des familles rroms et roumaines, consiste dans le refus de leur reconnaître une qualité « d’habitants .
Dans une perspective du travail social décentralisé, la notion de territoire et donc celle d’habitants devient centrale. Ici encore les familles rroms et roumaines semblent perçues par les services territoriaux comme des habitants problématiques : des habitants en plus, c’est à dire, sans doute , des habitants « en trop ».
Ce déni de légitimité, par la mise en doute de la qualité d’habitant, va couramment prendre deux formes : la première consiste dans la demande répétée et interminable de documents difficiles à obtenir et problématiques pour prouver la réalité de l’habitation de la famille sur le territoire ; la seconde va être plus directe quand la réalité de l’habitation, ne fait plus de doute, pour mettre en cause « la qualité » de cette habitation.
Ainsi nous avons nous même entendu des travailleurs sociaux et cadres nous déclarer que les familles rroms qui habitent sur le territoire du département « n’y habitent pas vraiment », et que, au fond, « elles habitent ici comme elles habiteraient en Lozère ou en Corrèze. Cela ne fait pas de différence pour elles ».
Nous avons ici une curieuse notion sur laquelle il faudrait se pencher : celle « d’habitant par hasard ».
Il y aurait ainsi deux sortes d’habitants ; ceux légitimes qui habiteraient « par raison » (ancienneté, famille, histoire, racines, emploi, logement) et ceux qui habiteraient « par hasard » , du fait des errances, des migrations, des déplacements et des accidents de la vie.
Une telle distinction n’est évidemment pas assumée de façon administrative. Mais , de notre observation, elle n’en est pas moins efficiente pour venir justifier des décisions, des refus de prise en charge , de prise en compte et de nombreuses résistances en tous genres face aux demandes des familles et de leurs soutiens.
Particulièrement, il est important de prendre le temps d’observer le caractère « performatif » du refus de reconnaître la réalité d’habiter un territoire.
C’est au nom en effet de cette illégitimité supposée que les familles sont souvent non seulement expulsées des terrains où elles ont trouvé refuge, mais, par la suite, « filées » par les services de police pour qu’elles ne se réimplantent pas à proximité.
Pour exemple, en 2009, un épisode est resté célèbre : suite à l’expulsion d’un bidonville sur le territoire d’une ville de banlieue sud, la police, de sa propre initiative, a conduit les familles rroms et roumaines dans un RER dont une rame a été réquisitionnée pour accompagner de force les familles, hors du département, sans marquer aucun arrêt intermédiaire.
Sans être aussi radicaux, les refus, beaucoup plus nombreux, de prendre en compte les demandes des familles rroms, au prétexte de la mise en cause de leur qualité d’habitants, aboutissent souvent à la même logique.
En refusant à ces personnes, faute de justification suffisante de la qualité d’habitants, des prestations et des accompagnements, on concourt à cette même invisibilité sur laquelle on s’appuie pour justifier, par la suite, les non droits.
Certaines institutions départementales comme la caisse d’assurance maladie ou la CAF, par exemple s’appuient l’une sur l’autre pour refuser les demandes de prestation. La CAF refuse ainsi en 2013 des allocations aux personnes non titulaires de CMU ; la CMU pouvant être elle même refusée faute de ressources dont celles de la CAF…
Les exemples seraient nombreux mais il est utile d’insister sur la tendance des administrations à réclamer des preuves impossibles.
Ainsi pour pouvoir bénéficier de l’aide juridique (nécessaire pour contester des actions en Justice, ou organiser sa défense ou ses recours), il était demandé en 2013 aux personnes concernées de produire des attestations de non imposition ; il s’agit ici de faire la preuve non pas de « choses qui existent », mais de choses qui n’existent pas (ici, les revenus).
Bien entendu les services des impôts exigent à leur tour des adresses ou des domiciliations pour les familles, avant de prendre en compte toute demande, et, par ailleurs, les Centres communaux d’action sociale, contrairement à la réglementation, refusent presque tous d’offrir une domiciliation postale, à ces familles sans abri.
Les refus de droits contribuent ainsi à la difficulté d’enracinement et d’inscription sociale des individus et des familles dans leur environnement. Ainsi, malgré des anciennetés d’habitation sur le territoire départemental parfois très importantes (dix ans, quinze ans), il est fréquent de rencontrer des familles à qui on demande sans arrêt de faire la preuve qu’elles ne sont pas arrivées hier, ou qu’elles ont une attache quelconque sur ce territoire.
Le caractère performatif atteint ainsi son comble quand on prend prétexte du nomadisme supposé d’une population, pour l’empêcher de faire reconnaître les liens qu’elle a noués sur son territoire actuel, et qui sont souvent anciens.
Le déni de « droit aux droits »
Une telle expression de « droit aux droits » pourrait apparaître comme une réitération sans aucun sens, un barbarisme. Pour autant, la rencontre et l’accompagnement des populations les plus précaires en France, actuellement, donnent un sens à ce paradoxe.
Le fait que l’existence des droits ne garantisse pas leur accessibilité, et en particulier pour les populations les plus en difficulté, est un sujet connu. En 2013, en France, les articles, dossiers et reportages ont été nombreux pour faire état et comprendre un phénomène dont on nous dit qu’il est en grande expansion, que l’on a baptisé « non recours ».
Tel qu’il est décrit par les études et les professionnels, le « non recours » consiste dans le fait que des publics, en théorie bénéficiaires de prestations financières, en nature ou d’accompagnements spécifiques, semblent renoncer à ces droits.
Dans une telle perspective, ce phénomène est plutôt décrit comme un renoncement des publics eux mêmes, pour accéder à leurs droits. D’autres points de vue mettent en avant un manque d’information, ou un désintérêt de ces publics pour le contenu de ces droits.
Ces manières de voir et décrire ce phénomène ont ceci en commun qu’au fond elles rendent responsables à un degré ou à un autre, les publics dans ces « non droits ».
S’ils ne bénéficient pas de leurs droits, ce ne serait pas parce qu’on les leur refuserait ou qu’on leur en rendrait l’accès tellement compliqué qu’il leur serait quasiment impossible, dans leur situation, de les obtenir.
Cette tendance à rendre les publics « acteurs » des dénis ou des désavantages et discriminations qu’ils subissent, semble constituer une tendance forte de la pensée actuelle sur le travail social et l’éducation.
Ainsi, dans un autre contexte, les élèves en échec scolaire massif, renvoyés des établissements scolaires, ou non orientés, sont-ils depuis une dizaine d’années dénommés « décrocheurs », comme pour insister qu’ils seraient à l’origine de leur situation.
La plupart des recherches, recommandations, sur les phénomènes de non recours tentent d’expliquer par les populations elles mêmes les dénis de droits qu’elles subissent.
L’accompagnement des familles rroms, au quotidien, le suivi et l’appui de leurs démarches par des associations extérieures, permet aux acteurs de ces dernières de découvrir, au jour le jour, l’incroyable foison d’obstacles administratifs , exigences en tout genre , d’interprétations en leur défaveur des textes et règlements, par les agents des administrations, qui rendent directement ou par croisement entre elles, l’obtention des droits même élémentaires quasiment impossible, toujours précaire, perpétuellement à recommencer.
Il y a bel et bien « un droit aux droits » qui est actuellement en crise en France, pour les publics et familles les plus précaires, et dont le groupe des Rroms fournit la meilleure clef de lecture.
Ces empêchements d’accéder « au droit d’avoir des droits » traduit le soupçon d’illégitimité qui caractérise le traitement administratif de cette population au sujet de laquelle les employés des différentes collectivités et administrations reçoivent des recommandations, des règlementations en interne, des notes de service alambiquées, contradictoires, favorisant de nombreux contresens, toujours à charge des publics.
L’illégitimité de ces famille semble ainsi perpétuellement confirmée par le mauvais traitement dont elles font les frais. Si on dispute tellement le moindre droit à ces personnes, on semble valider l’idée qu’il y a un réel et perpétuel problème de légitimité sur le fait même qu’elles pourraient avoir des droits.
Par ailleurs le véritable parcours du combattant , sur le plan administratif, pour obtenir la moindre chose, nécessite des démarches interminables, sans cesse renouvelées qui multiplient autant les situations de face à face, de refus de dossier, de récriminations, d’énervement, de découragement, d’agacement.
On organise ainsi des files d’attente interminables, tout autant que l’usure des personnels administratifs comme des usagers intéressés eux mêmes. On ne s’y prendrait pas autrement pour produire de l’étrangeté, de la différence et du différend.
Le motif de neutralité
La tension qui règne autour de la question d’accès aux droits des personnes et familles rroms, amène les professionnels administratifs mais aussi les travailleurs sociaux, à adopter une posture « sécuritaire » et « préventive » des risques conflictuels.
Ainsi les travailleurs sociaux, que rencontrent les permanents et volontaires de notre association, quand ils accompagnent les familles rroms, se placent-ils toujours dans une posture défensive : ils disent le moins de choses possibles, traitent a minima les demandes, et ne s’engagent pas sur les textes et les démarches.
Nous constatons une véritable apathie, comme une forme de résignation de ces professionnels, face aux obstacles administratifs, que les dossiers, qu’en théorie ils accompagnent, reçoivent de la part d’administrations, comme la caisse d’assurance maladie ou des CAF.
Face aux refus, aux dénis, aux délais, aux retards de traitement incroyables, les travailleurs sociaux semblent perdus. Ils ne savent même plus dire que cela n’est pas normal, ce qu’ils n’hésiteraient pas à faire en présence d’un autre groupe que celui des Rroms. Eux aussi, semblent douter…
Quand un professionnel se trouve confronté face à une situation qui contredit le droit, le fonctionnement théorique de son administration, il ne semble avoir que deux possibilités : la révolte ou la résignation.
Dans un tel contexte, le fait d’adopter une forme de « neutralité » dans le traitement et l’accompagnement des demandes, apparaît comme une manière, pour le professionnel, de se préserver de la violence, et de la colère qu’il pourrait ressentir et qui pourrait le mettre en difficulté dans sa propre institution.
Un phénomène de distanciation est alors mis en place, que connaissent bien les publics rroms et ceux qui les accompagnent : les travailleurs sociaux évitent soigneusement de remplir eux mêmes les dossiers ou de les envoyer directement par courrier. Ils signent le moins possible, n’engagent ni leur nom, ni leur service. Ils sous-traitent en permanence aux associations caritatives et humanitaires le soin de se heurter aux murs administratifs. Tout est fait pour préserver l’illusion que les droits restent théoriquement à la portée de tous, puisqu’on a tout fait pour éviter l’expérience où on est confronté à l’évidence contraire.
Cette volonté de maintenir une telle illusion sur son propre pouvoir, sur la qualité des services partenaires, sur le fonctionnement normal des administrations avec lesquelles de toute façon on doit travailler chaque jour, semble constituer un besoin fondamental, pour des travailleurs sociaux déboussolés et inquiets pour l’avenir de leurs propres conditions de travail.
Cette posture de « neutralité » affichée se traduit par la conjonction de différentes tendances que l’on peut décrire ainsi :
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refus de se prononcer sur l’existence du droit lui-même, y compris quand celui ci est évident
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refus de condamner même verbalement des situations manifestes de dénis de droits de la part d’autres administrations,
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manifestation d’une grande distance avec l’usager et le public, sur le plan relationnel, mais aussi cognitif : on veut en savoir le moins possible, on n’a pas le temps d’écouter, ni même d’entendre ; on préfère ne pas savoir et supposer sur autrui, ce qui nous arrange.
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un désintérêt affiché des manifestations de souffrances, de carences , en adoptant des attitudes ou des propos, relevant d’une forme de « on en a vu d’autres ».
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Une recherche effrénée de partenaires extérieurs, personnes ou associations, à qui renvoyer les démarches à accomplir et les échecs à venir.
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Et pour résumer : l’affichage préventif d’un discours de « neutralité » ; on ne s’engage pas, on ne donne pas son opinion personnelle ; bien que travailleur social, on reste même en deçà de ce que pourrait dire le moindre citoyen, confronté à de telles situations. La posture recherchée ici cherche sa justification dans une forme de « professionnalisme » qui ne se traduit pas par un savoir faire, une technicité, mais par une capacité à rester étranger à ce qui se passe.
L’objection d’incompétence
Alors que la conception même d’un métier suppose apriori une perpétuelle recherche de compétence, de reconnaissance et de technicité sur ce que l’on fait, le secteur du travail social, à la suite de celui de l’Education, connaît actuellement une tendance inverse. Les professionnels sont de plus en plus fréquemment amenés à revendiquer non pas des compétences, mais en quelque sorte des incompétences face aux situations qu’ils rencontrent.
Il s’agit d’affirmer qu’on n’est pas la personne compétente, que la situation ne rentre pas dans le champ de ses missions ou de sa technicité.
Bien entendu de telles situations relèvent en réalité de problématiques bien plus globales et complexes liées aux évolutions sociologiques du travail, en général.
Mais pour autant, il est intéressant de s ‘intéresser aux formes spécifiques que recouvre ce phénomène pour les travailleurs sociaux et éducatifs. En effet les publics les plus précaires rencontrent sans arrêt des professionnels qui ont en commun d’affirmer leur non compétence face aux situations qu’ils subissent et qui renvoient sans arrêt ces mêmes publics vers des « partenaires » sans vouloir non plus savoir ce qu’il en advient.
Cette incompétence affirmée traduit également un caractère défensif évident de la part des professionnels face à des situations et des difficultés qui les inquiètent. Limiter ses propres actions et initiatives, prises de position et interventions semble constituer une posture prudente pour échapper à d’éventuelles reproches et représailles de la part de sa hiérarchie ou de son administration.
Ainsi, les travailleurs sociaux , comme dans un autre domaine, les éducateurs et les enseignants semblent vivre aujourd’hui dans un climat perpétuel de peur du risque , qui les encourage à renforcer de telles attitudes défensives.
Ces risques sont appréhendés à la fois dans une perspective sécuritaire et relationnelle/sanitaire. :
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Sur un plan sécuritaire, les professionnels développent des peurs d’être agressés ou pris à partie par leurs propres usagers et sont invités à développer préventivement des attitudes dissuasives. Ces peurs sont bien entendu alimentées par les médias qui se font l’écho perpétuellement de situations extrêmes dont tout un chacun peut craindre l’extension ou la survenue pour soi même.
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Sur un plan relationnel/sanitaire, les éducateurs et travailleurs sociaux sont plongés dans une culture de la crainte des conséquences de leurs propres initiatives. C’est la crainte perpétuelle, des accidents, des situations qui dérapent, des relations trop proches qui se retourneraient contre soi-même. Il s’agit d’une crainte d’être mis en cause personnellement par son administration ou par les usagers eux mêmes, suite à des initiatives personnelles, un engagement trop manifeste et trop important aux côtés de son public.
Ce type de peur est également particulièrement entretenu par la couverture médiatique, surabondante, de rares mises en cause, de procès et de tracasseries vécues par certains professionnels.
Cette seconde peur donne lieu à des attitudes de repli, refus, renoncements à toutes initiatives ou prises de risque en éducation, qui sont d’ailleurs clairement encouragées par les administrations et chaînes hiérarchiques des agents, au nom même de leur protection.
A titre d’exemple, on peut citer les incroyables listes de soi-disant interdictions et règlementations alambiquées qui accompagnent) à l’école élémentaire et préélémentaire, la possibilité pour les enfants et enseignants d’y manger ou d’y cuisiner de la pâtisserie à l’occasion d’anniversaires, de goûters ou d’ateliers cuisine.
Ici on interdit aux enfants d’amener quelque pâtisserie que ce soit ; là on interdit celles qui ont été faites à la maison ; ailleurs on les autorise mais on exige les emballages des ingrédients pour contrôler les dates de validité ; encore ailleurs, on autorise celles produites sur place à l’école, à condition de garder les mêmes emballages. Dans d’autres lieux, cela sera interdit, et dans certains encore, les enfants qui auront produit un aliment seront seuls autorisés à consommer ce qu’ils ont eux même produits avec interdiction de le partager…
Toutes ces incroyables variations au nom « d’un risque sanitaire » sont partout affirmées avec évidence, autorité et on prétend à chaque fois que ce serait là l’effet de la loi.
Bien entendu, il n’en est rien et toutes ces règlementations doivent être considérées comme des produits de spéculations collectives, mêlant les acteurs éducatifs, eux mêmes, leurs cadres et chaînes hiérarchiques, et prenant place dans un contexte médiatique, social et politique particulier.
Le but est de donner à l’agent qui énonce des interdictions qui s’adressent à lui même, un caractère de professionnalité, de responsabilité, d’expertise, en un mot, de sérieux.
Le professionnel, dans le domaine social et éducatif, se caractérise ainsi par une tendance à développer « un professionnalisme d’empêchement ». Il définit et redéfinit sans arrêt ses propres limites, en alternant les motifs supposés et en invoquant, tour à tour, des interdictions et des principes de précaution.
L’incompétence semble donc être devenue aujourd’hui un sort enviable et recherché par de nombreux professionnels, dès lors que l’on définit cette incompétence comme une possibilité de se mettre à l’abri des risques sociaux redoutés.
Bien entendu, il ne s’agit pas ici d’une incompétence d’accusation : les professionnels d’aujourd’hui sont toujours aussi prompts que ceux d’hier pour se révolter contre des doutes portés sur la qualité ou la technicité de leur travail. Il s’agit bien d’une incompétence « d’autolimitation » de ses propres responsabilités, face aux conséquences inattendues de ses actes, dans un contexte social inquiétant.
Les ressorts psychologiques d’une acceptation
Le tour d’horizon de cette « déconstruction de l ‘aide sociale à l’enfance », qui implique au plus près, les professionnels eux mêmes, pose forcément la question de l’acceptation majoritaire d’une telle situation dans leurs rangs.
Comment se fait il que la grande majorité des professionnels, même s’ils se plaignent fréquemment de leurs conditions de travail, du climat dans lequel ils exercent ou qu’ils font état d’insatisfaction dans le cadre de leur poste, acceptent ou adoptent finalement dans leur grande majorité toutes les tendances décrites plus haut ?
Cette question est d’autant plus importante que nous parlons ici de travailleurs sociaux, c’est à dire de personnes qui, a priori, (du moins pourrait on l’imaginer) ont une sensibilité, une connaissance et une compréhension particulière des tendances sociales à l’œuvre.
Or, à l’inverse, à l’occasion des mutations de leur métier, des évolutions de leurs postes et responsabilités auxquelles ils semblent consentir, c’est la réflexion sur « le social lui même » qui régresse dans le champ social.
De plus en plus , et peut être à cause même des difficultés rencontrées, des peurs entretenues , les travailleurs sociaux semblent se désintéresser de toute forme de réflexion globale sur leur métier, leur secteur et les évolutions de la société.
Chacun tend à se retrancher sur ses tâches immédiates et a tendance à vouloir investir davantage sa vie privée que professionnelle.
La tendance en cours semble ici de même nature que celle que l’on rencontre dans l’Education Nationale, depuis les années 80, au contact d’enseignants qui se disent de moins en moins intéressés par les débats pédagogiques.
Mais pour autant, comment comprendre de quelle manière les travailleurs sociaux peuvent justifier, ou rester passifs face à des situations qu’ils ont à connaître et qui sont en totale contradiction avec les fondements mêmes de leur métier et de leurs missions ?
Comment font les travailleurs sociaux pour accepter que des enfants soient à la rue, sans leurs parents, déscolarisés, enfermés dans des cabanons ou des chambres d’hôtels avec des adultes eux mêmes en difficulté et non déterminés?
Bien entendu, sur un premier plan, une telle attitude (que l’on pourrait qualifier de déni) est possible d’abord par le fait qu’ils en accusent en priorité les publics eux mêmes, qui en font les frais. Ainsi pour eux, ces enfants, s’ils sont victimes, le seraient en premier lieu de leurs propres parents et non pas du fait de l’inaction des professionnels ou de celle de leurs services.
Mais ce qui est étrange c’est que la réflexion s’arrête là : après un tel constat on pourrait, on devrait s’attendre à ce que le professionnel considère que cet enfant supposé victime de ses propres parents soit encore davantage un être à protéger et à préserver par son intervention directe. Pourtant, il n’en fait rien, témoignant justement par là qu’il n’adhère pas, au fond, à ce type d’explications, censé expliquer son autolimitation.
Les ressorts (et non les causes) de la passivité et de la résignation des travailleurs sociaux sont à rechercher ailleurs.
A l’expérience, nous avons relevé dans de nombreuses circonstances des attitudes ou des propos de la part des professionnels qui indiquaient deux tendances particulières : la première réside dans la difficulté, l’impossibilité ou le renoncement de renverser les perspectives et de s’identifier à l’usager ; la seconde consiste dans une difficulté, une impossibilité ou un renoncement à penser la généralisation des réponses apportées à certains groupes précaires particuliers (ici les Rroms).
La difficulté à inverser les perspectives
Les travailleurs sociaux (en particulier ceux qui relèvent de l’Aide Sociale à l’Enfance et de la polyvalence de secteur) emploient et usent des raisonnements appliqués aux familles, qui viennent justifier les décisions prises à leur égard, dont on peut s’étonner.
Par exemple, nous avons nous même entendu des travailleurs sociaux et cadres, nous expliquer qu’une famille roumaine et rrom hébergée à l’hôtel par leur service, allait prochainement voir sa prise en charge interrompue car « ils ne faisaient pas suffisamment d’efforts ».
Il s’agissait d’une famille dont les deux parents, privés de tout droit légal de travail, ont toujours trouvé à gagner quelques ressources. Les enfants scolarisés ont continué d’aller à l’école, y compris malgré des changements imposés d’hôtel, au prix de longs accompagnements fastidieux dans les transports en commun. Cette famille, par ailleurs, a même facilement accepté de contribuer à participer au paiement du coût de l’hôtel, après l’expulsion subie de son campement.
Pourtant, lors d’une réunion à laquelle notre association était invitée, nous avons eu la surprise d’entendre l’opinion partagée de toute évidence entre les travailleurs sociaux et leurs cadres présents, sur le fait que cette famille « n’avait pas de projet », « qu’il n’y avait pas de progrès », et que le Conseil Général ne pouvait décidément pas dans ces circonstances maintenir son soutien.
L’exemple ci dessus témoigne d’abord d’une forme d’adhésion sans faille apparente à une véritable « idéologie du projet et du progrès ». Du point de vue des professionnels, il semble devenu aujourd’hui évident que l’assistance qu’elle soit sociale ou éducative, est forcément conditionnelle et à durée déterminée ; elle ne saurait être qu’une contrepartie révocable à tout moment d’engagements pris dans le cadre de projets homologués et évalués par les services sociaux (bien que ces projets prennent le plus souvent la forme supposée symétrique « d’un contrat »)
Mais cet exemple témoigne encore bien davantage d’une absence totale de possibilité de réversion des perspectives : en effet, les personnes qui énoncent de tels propos ne sont visiblement pas en position de se demander si elles mêmes seraient susceptibles de fournir l’ensemble des efforts réclamés dans une situation similaire.
Cette famille rrom leur paraît donc d’une radicale étrangeté. Ce que ces personnes sont en mesure de faire, ce qu’on peut attendre d’elles, n’a plus aucun rapport avec ce que l’on connaît ou que ce que l’on a réalisé par soi même.
Il n’y a plus aucune référence à sa vie propre, plus d’identification possible ; pourquoi faire ? Les Rroms c’est autre chose, c’est une autre histoire.
Cette incapacité à envisager une situation inversée peut apparaître selon le cas comme quelque chose d’anecdotique, ou de particulièrement étrange, selon le point de vue adopté.
Pour autant, nous parlons ici de travailleurs sociaux c’est à dire de personnes qui ont fait un choix particulier de métier pour se tenir elles mêmes au plus près des réalités sociales et des problématiques personnelles. Ce sont des agents qui, au cours de leur formation initiale, ont été invités constamment à réfléchir à la nature de leur engagement, à prendre en compte et relativiser leur point de vue, et à se mettre en cause.
On peut donc légitimement être surpris de constater une telle inaptitude à envisager des perspectives inversées.
Le chemin d’identification à des publics aussi précaires semble avoir été brisé ; peut-être, est-il paru nécessaire, à ces agents, d’opérer une telle rupture pour se préserver de tant de misères ou pour accepter sa propre impuissance, comme professionnel, à y apporter des changements significatifs.
Il est, tout de même, à noter que cette mise à distance radicale du public précaire, coïncide également avec la réalité d’une précarisation des travailleurs sociaux eux-mêmes dans leurs conditions de travail et dans leurs conditions de vie.
Ainsi, refuser toute identification possible avec une famille rrom quand on peut être soi même parent isolé, surendetté, ou en difficulté peut aussi s’expliquer par l’évidence d’une réalité trop dure.
En tout cas cette incapacité à envisager une réversion des perspectives contribue et participe à un certain fonctionnement déshumanisé des institutions et des services. Elle le rend possible, elle l’alimente et la porte est, dès lors, ouverte à toutes les dérives.
L’incapacité à imaginer la généralisation des réponses
La spécificité des réponses apportées aux familles rroms par les professionnels de l’aide sociale et de la polyvalence des secteurs semble entrainer une seconde conséquence.
Les discours énoncés à l’occasion de tels accompagnements, les réponses proposées, les mesures prises sont toutes teintées de particularisme.
Le fait que les familles rroms semblent arriver comme un « supplément de travail » un « trop plein », comme nous l’avons décrit, et que certains professionnels ont l’impression que ce public serait illégitime et les détournerait, au fond, de leur public traditionnel (notamment des familles de quartier populaire d’origine immigrée), les amène à inventer au quotidien « un autre travail social » , plus rude, plus explicite, plus précaire lui aussi (à l’image des populations concernées)
Par exemple, nous observons que les travailleurs sociaux, vis à vis des familles rroms, remettent perpétuellement en cause le travail engagé. Lorsqu’une famille est envoyée par le dispositif départemental 115 pour quelques nuits d’hôtel dans un autre département, certains travailleurs sociaux émettent alors l’opinion que le service départemental d’origine, ne serait dès lors plus compétent ; ne faudrait-il pas renvoyer à la famille la charge de repartir de zéro dans ses démarches vis à vis d’un département dans lequel elle n’est qu’hébergée en urgence, sans aucune perspective ?
Nous avons rencontré des travailleurs sociaux qui, pour appuyer de tels raisonnement, tenaient pour quantité négligeable le fait que les enfants continuaient d’être inscrits dans les établissements scolaires du département d’origine. Quelle importance au fond puisque leur éloignement ne leur permettait pas pour le moment de retourner au collège ?
Il serait intéressant d’examiner l’hypothèse, au cours d’études à venir , que les réponses spécifiques apportées par les travailleurs sociaux, auprès des familles rroms, pourraient présager d’évolutions à venir des pratiques du travail social pour le plus grand nombre, dans une ère de précarité.
Mais, à ce stade, il s’agit de réponses spécifiques, en quelque sorte réservées à ce public.
Parce que ce public est précaire, il semble que les réponses le soient également. On met en place des accompagnements sur des temps très courts, on acte sans délai et sans prendre le temps de la réflexion ou d’un débat contradictoire, des sorties de dispositif ; on renvoie constamment les usagers rroms vers de nouvelles démarches à accomplir, qui, s’ils ne les réalisent pas, interrompent ou invalident toute prise en charge… De même bien entendu aucun soin n’est porté à suivre ou à poursuivre les liens à la moindre rupture.
Une famille rrom, qui ne se déplace pas à un rendez-vous, et c’est la prise en charge d’hébergement qui peut s’interrompre immédiatement. Des familles déplacées, qui disparaissent même quelques jours (à cause d’un drame, d’une hospitalisation, d’une incarcération) et il leur faudra souvent reprendre toutes les démarches à zéro.
Bien entendu, une telle position, même si elle est parfois défendue y compris par les cadres des services concernés, ne saurait sans dommage être étendue aux autres publics.
Il semble que les professionnels puissent à la fois justifier cet « accompagnement social précaire », sans ressentir le besoin de se poser la question de son extension à l’ensemble des publics.
Ceux qui le justifient, aujourd’hui , auprès des familles rroms, seraient sans doute hostiles à son emploi vis à vis des publics qui leur semblent, pour l’instant, plus légitimes. La question est bien entendu : jusqu’à quand ?
En effet nous savons que cette notion de légitimé/illégitimité des publics dont nous avons souligné l’importance dans le raisonnement des professionnels ne repose en réalité sur aucune base tangible : certaines des familles traitées, comme si elles apparaissaient subitement dans le paysage, sont en réalité présentes sur le même territoire depuis plus d’une génération. Seulement, elles n’ont jamais réussi à faire valoir leur droit « à avoir des droits ».
Laurent Ott
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